Sous prétexte d’occuper les élèves, Jean-Michel Blanquer a lancé le 11 mai le dispositif « Sport, santé, culture, civisme », géré par les collectivités et acteurs locaux. Une marque de défiance pour les profs d’EPS, qui s’inquiètent de son maintien en septembre.

Dans tous les conflits armés, il y a des profiteurs de guerre. Et puisque « nous sommes en guerre » contre le Covid-19, y aura-t-il aussi des profiteurs d’épidémie, décidés à utiliser l’affaiblissement des défenses collectives pour avancer leurs projets ? Dans le domaine de l’école, la question se pose. Surtout quand la menace vient… du ministre de l’Éducation nationale lui-même. « Une contrainte forte peut nous amener à une évolution positive » : voilà ce qu’a déclaré Jean-Michel Blanquer, le 19 mai, devant le Sénat, où il était interrogé sur les conditions et la préparation de la rentrée de septembre. « Dans cette perspective, expliquait donc le ministre, nous avons à penser une place supplémentaire du sport et de la culture à l’école. »

Seulement voilà : cette « place supplémentaire » ne passerait pas par les enseignants, mais par le dispositif dit 2S2C, pour « sport, santé, culture, civisme ». C’est ce qui a mis en ébullition le landernau des professeurs d’EPS (éducation physique et sportive), qui considèrent qu’il s’agit ni plus ni moins, à terme, que de mettre en cause leur place à l’école, si ce n’est leur existence même. En quelques jours, une pétition en ligne dénonçant « l’affaiblissement de l’EPS » a reçu plus de 16 000 signatures.

Un sérieux problème d’inégalités territoriales

Annoncé par Jean-Michel Blanquer le 21 avril et matérialisé, quelques jours avant la date officielle de la réouverture des écoles, par des protocoles précisant sa mise en œuvre, le 2S2C se veut un « dispositif d’appui à la reprise scolaire ». Le ministre a expliqué qu’à compter du 11 mai et jusqu’à la fin de l’année scolaire en cours, puisque les classes ne pourraient se faire qu’à effectif réduit, la journée des élèves serait redécoupée en quatre temps, en primaire comme dans le secondaire : présence physique en classe, enseignement à distance, mais aussi – là où les collectivités locales le pourront – étude ou activités périscolaires. C’est sur ce dernier temps que s’insère le dispositif 2S2C. Ce qui pose déjà un sérieux problème d’inégalités territoriales puisque, comme la réforme des rythmes scolaires l’a amplement démontré, les collectivités locales n’ont pas toutes la possibilité, ou la volonté, d’organiser des activités de même valeur.

Vers une réduction du temps de présence en classe ?

Mais en annonçant devant la représentation nationale que le 2S2C « préfigure » ce qui devrait se passer à partir de la rentrée de septembre 2020, le ministre change la perspective. Il ne s’agit plus d’un dispositif transitoire, destiné à occuper positivement les élèves dans le cadre exceptionnel de l’épidémie. Installer durablement les 2S2C dans le paysage signifie que tout ou partie du sport, des pratiques artistiques et culturelles et de l’éducation civique serait sorti du cadre scolaire. Certes, le texte du protocole élaboré par le ministère de l’Éducation, celui des Sports et le Comité national olympique et sportif français insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il s’agit bien d’une « intervention complémentaire » aux activités scolaires et qu’il n’est pas question d’agir « en substitution de l’enseignement des professeurs d’EPS ». Mais de fait, le 2S2C prend bel et bien place pendant le temps scolaire. Comme si après septembre, le temps de présence en classe des élèves avait vocation à rester bien plus réduit qu’avant l’épidémie.

Le vieux fantasme d’une école à l’anglo-saxonne

« Cela correspond parfaitement à la vision qu’a Jean-Michel Blanquer d’une école recentrée sur ce qu’il appelle « les fondamentaux » : lire, écrire, compter, respecter autrui », explique Benoît Hubert, secrétaire général du Snep-FSU, syndicat ultramajoritaire chez les profs d’EPS. Comme s’il y avait des disciplines « régaliennes » – français, maths… –, relevant obligatoirement de la compétence de l’État, et d’autres, plus ou moins secondaires, qui pourraient être confiées à des intervenants extérieurs. On voit se profiler là le vieux fantasme de l’école à l’anglo-saxonne ou à l’allemande, sur le modèle « cours le matin, sport l’après-midi », qui a déjà fait l’objet de tentatives par le passé… et avait été vanté pas plus tard qu’en février dernier, dans une interview à 20 Minutes, par Jean-Michel Blanquer et Roxana Maracineanu ! « C’est l’exemple allemand », confirme Benoît Hubert : « On a cours jusqu’à 13 ou 14 heures, et puis le reste de l’après-midi est consacré aux activités sportives et culturelles. Sauf que les Allemands eux-mêmes ont constaté au fil du temps que cela ne marche pas, car cela génère de grandes inégalités d’accès et que les enfants des familles populaires, notamment, y perdent beaucoup. Du coup, ils reviennent vers un système à la française, avec un allongement du temps scolaire pour réintégrer les disciplines qui en avaient été sorties. »

Performance sportive ou performance scolaire

Ce n’est pas le seul problème posé par le 2S2C. Benoît Hubert insiste sur les différences de contenu : « Les coaches de sport issus des clubs sont monodisciplinaires, quand le prof d’EPS est un enseignant multidisciplinaire, formé à bac + 5 et capable de prendre en charge tous les types d’élèves – ce qui n’est pas le cas dans les clubs. L’EPS ne cherche pas la performance sportive, le haut niveau, mais la performance scolaire dans le sport. » Autre effet pervers, et non des moindres : la mise en concurrence des 2S2C et des cours d’EPS pour l’accès à cette denrée rare que sont les installations sportives. « Nous recevons déjà des courriers de certaines villes comme Bordeaux, Lyon ou Rennes, dénonce Benoît Hubert, qui nous disent qu’elles rouvrent leurs installations pour les 2S2C mais que pour les scolaires, on verra plus tard ! »

Redévelopper le sport en primaire

Pour le primaire, on voit aussi sur quoi s’appuie sournoisement la démarche du ministre : le procès souvent fait aux professeurs des écoles de négliger les activités sportives. Un constat pas toujours injustifié, reconnaît avec franchise Benoît Hubert. Mais la situation a une cause : l’affaiblissement continu de l’EPS dans la formation des professeurs des écoles. « L’EPS, c’est devenu peanuts dans leur formation, dénonce le syndicaliste, et il n’y a même plus d’épreuve obligatoire au concours de recrutement. » Loin de stigmatiser ses collègues du primaire, il avance des pistes pour redévelopper le sport : « Il faut remettre du sport au concours, évidemment. On pourrait aussi recruter des conseillers pédagogiques venus du monde de l’EPS, utiliser les compétences des uns et des autres pour qu’un professeur des écoles devienne « référent sport » dans un bassin scolaire. En début de cycle 3 (CM1, CM2 – NDLR), on pourrait même envisager que des profs d’EPS interviennent dans les écoles. Cela se fait déjà pour les langues. »

Le juteux marché de la culture de la forme

Benoît Hubert ne se montre même pas hostile, a priori, à un dispositif comme les 2S2C : « Commençons par recruter les profs d’EPS qui manquent pour que les élèves puissent faire plus de sport : 2 heures par semaine au lycée, ce n’est pas assez ! Et après, sans oublier que l’UNSS (Union nationale du sport scolaire) offre déjà des activités sportives supplémentaires, on pourrait envisager un dispositif comme le 2S2C. Mais en réelle complémentarité avec l’EPS, et pas contre elle, comme aujourd’hui. » Le débat ne fait que commencer. Il recoupe aussi la question de la nature même de l’EPS, que certains enseignants voient évoluer vers le « sport santé », le « sport forme » au détriment de l’éducation au sport – qui ne se limite pas à la culture du corps, mais propose une approche globale de la personne, y compris comme individu social. Or, le sport santé est aussi un marché, que la sortie de l’EPS hors du cadre protecteur de l’éducation nationale pourrait opportunément ouvrir aux appétits marchands des grands acteurs économiques du secteur. Au péril de l’égalité républicaine.

Olivier Chartrain,L’Humanité, le 26 mai 2020.