Il n’est pas question d’opposer ici le papier et le numérique : des synergies fécondes sont à l’œuvre, montrant à quel point l’essence du livre est dans l’acte même de lire, et l’enjeu dans le partage de ce plaisir.
Ce qu’il faut penser, c’est précisément comment nous pensons en milieu numérique, ce que cela fait à l’attention, à l’éducation, mais aussi au syndicalisme et à la démocratie elle-même, car c’est toute la signification de la représentation qui est à repenser, et les modalités de la participation qui sont à reconsidérer. C’est pourquoi chacun.e doit pouvoir s’approprier les savoirs scientifiques de base pour être capable de poser des questions légitimes. Sans quoi, le numérique risque de devenir comme la finance : de même que nous parlons de « la main invisible du marché », nous pourrions être soumis à notre insu à cette « main invisible du numérique ».
C’est l’objet du dossier de Regards Croisés. En primeur l’article de Christine Eisenbeis et Maxence Guesdon et celui de Yves Citton.
Ce texte est un plaidoyer pour que la question du numérique dans la société devienne un débat social, syndical, politique. Ceci nécessite de reconnaître que les enjeux liés au numérique ne sont pas seulement techniques, même s’ils le sont aussi, ce qui demande que chacun.e s’approprie les savoirs scientifiques de base pour être capable de poser des questions légitimes. Sans quoi, le numérique risque de devenir comme la finance : de même que nous parlons de « la main invisible du marché », nous pourrions être soumis à notre insu à cette « main invisible du numérique.
« Neuf fois sept, songeait Shuman avec une profonde satisfaction, font soixante-trois, et je n’ai nul besoin d’ordinateur pour me le dire. L’ordinateur, je l’ai dans ma tête. Et c’était sidérant, ce sentiment de puissance que cela conférait. »
Dans cette nouvelle d’Isaac Asimov [2], le monde est administré par les ordinateurs. Shuman est un « programmeur de première classe ». Il est tout étonné des résultats d’un technicien qui vient de découvrir comment effectuer une multiplication sans ordinateur et propose à ses dirigeants de lancer un projet « Nombre » pour travailler sur le calcul humain, dit « graphitique » car il utilise l’écriture, et permettre de remplacer les ordinateurs coûteux par des humains dans les missiles. Le technicien, bouleversé par ce projet, préfère se suicider, tandis que Shuman éprouve le « sentiment de puissance », de savoir désormais effectuer un calcul sans ordinateur.
Calcul « graphitique », calcul numérique, cette nouvelle pose plusieurs questions. Est-il grave que les humains ne sachent plus faire de calcul sans ordinateur ? Pourquoi ce savoir-faire a-t-il disparu dans ce futur imaginé par Asimov ? Surtout, ce futur est-il issu de la volonté de la société ? Et si non, comment s’est-il imposé, par qui a-t-il été imposé ? Ce présent texte est un plaidoyer pour que cette question du numérique dans la société devienne un débat social, syndical, politique. Ceci nécessite de reconnaître que les enjeux liés au numérique ne sont pas seulement techniques. Ils sont néanmoins – aussi – des questions techniques. Nous tous devons avoir la légitimité d’interroger, et donc nous tous devons nous approprier les savoirs scientifiques de base, nous devons tous avoir une culture technique, comme le réclamait déjà Gilbert Simondon. Sans quoi le numérique risque de devenir comme la finance : de même que nous parlons de « la main invisible du marché », nous pourrions être soumis à notre insu à cette « main invisible du numérique », qui, comme l’économie de marché, se régulerait naturellement. « L’informatique est une science bien trop sérieuse pour être laissée aux informaticiens » [3].
Pour penser ces questions, le philosophe Bernard Stiegler propose, parmi d’autres, les concepts de prolétarisation, de disruption, de pharmacologie.
Dans le futur décrit par Asimov, les humains ont perdu la capacité de faire une multiplication, capacité désormais passée dans l’ordinateur. Or le savoir-faire lié à la multiplication ne consiste pas seulement en la capacité opératoire. Apprendre des tables de multiplication de manière mécanique permet de s’en affranchir ensuite pour appréhender d’autres notions plus complexes nécessaires à la vie en société, comme les ordres de grandeur, les statistiques, qui ensuite permettent l’appréhension des sciences. De même, un acteur apprend lui aussi « automatiquement » par cœur son texte pour ensuite ne plus avoir à le lire et pouvoir l’interpréter, un musicien fait des gammes pour acquérir des automatismes et pouvoir interpréter des œuvres ou même improviser.
La « prolétarisation » est la perte de savoir et de savoir-faire, qui sont externalisés dans des objets techniques. Elle peut être bénéfique, par exemple lorsqu’elle libère du temps pour une autre activité jugée plus intéressante par un individu. Ainsi, l’utilisation d’une machine à laver prolétarise l’individu qui ne sait plus laver son linge autrement mais peut utiliser le temps gagné pour faire autre chose. Mais la prolétarisation peut également entraîner une perte de savoir-vivre, quand les savoir perdus ne permettent plus à l’individu d’appréhender son environnement, de faire des choix éclairés, ou tout simplement quand elle prive sa vie de saveur, qui partage la même racine étymologique que savoir. L’enjeu est alors pour chacun.e, ou pour la société, de savoir ce qu’il est acceptable de ne plus savoir ou pouvoir faire et ce qui ne l’est pas.
Au 20e siècle, l’anthropologie, avec Leroi-Gourhan, a montré que c’est par la technique que l’humain devient humain : l’utilisation d’outils a entraîné des modifications de notre corps et de notre pensée.
De la même manière, les outils numériques sont des automatisations de savoir-faire qui, en retour, créent en nous de nombreux automatismes, sous formes d’habitudes nées d’usages répétés, comme la complétion automatique des mots, ou même inscrits dans notre corps avec par exemple l’addiction aux smartphones, aux réseaux sociaux, l’interrogation sur un moteur de recherche dès que l’on se pose une question. Certaines de nos prises de décisions sont elles aussi basées sur ces outils : conduite avec GPS, sondages en temps réel pour les élections, bulles informationnelles dans les réseaux sociaux, etc. Ainsi une large part de nos comportements repose maintenant sur des outils que peu d’entre nous comprennent, maîtrisent ou peuvent modifier.
Il est urgent de nous poser ces questions de prolétarisation, notamment pour les plus jeunes qui n’auront pas connu de monde sans ordinateurs et réseaux.
La disruption exprime la force de la vitesse de développement des outils numériques qui, sous des injonctions d’évidence de progrès, prend de court la société, « obligée » alors de les adopter sans pouvoir prendre le temps de les penser. Dans la nouvelle d’Asimov, les humains ne savent plus faire des calculs de tête. Ceci signifie entre autres que la transmission de ce savoir-faire a été abandonnée, sans doute au prétexte qu’il est inutile puisque la calculatrice remplit cette fonction.
Cependant, « le sentiment de puissance » que ressent Shuman à savoir faire une multiplication peut laisser penser que l’on aurait pu anticiper et continuer à expliquer le calcul graphitique, même quand il est devenu « inutile ». Bien d’autres « évidences » mériteraient d’être débattues et réfléchies. Par exemple, la gestion des collections d’ouvrages dans nos centres de documentation universitaires pourrait être abandonnée du jour au lendemain car « tout se trouve sur Internet ». Le métier de documentaliste est-il remplaçable par de bons moteurs de recherche et des outils de documentarisation automatique ? On distribue des tablettes électroniques dans les écoles. Les enseignants étaient-ils demandeurs ? Ont-ils anticipé et débattu les effets sur les élèves, dans et hors la classe ? On transforme les administrations en créant des « plates-formes » de services mutualisés auxquelles on s’adresse au travers de logiciels ou de coups de téléphone filtrés par des « robots ». Utilisateurs comme agents s’arrachent les cheveux à faire rentrer le réel dans la machine qui force à grammatiser le travail. Gagne-t-on du « temps » ? De l’efficacité ? Ne crée-t-on pas, au contraire, un clivage entre les connectés et les non-connectés ?
N’exclut-on pas les individus, les situations et au final les réalités qui ne rentrent pas dans les cases ? Et qui décide des cases et des réalités acceptables et se cache ensuite derrière les algorithmes ?
Comme le dit l’article L4121-2, alinéa 4, du code du travail, adaptons-nous réellement le travail à l’homme ? Rien n’est moins sûr lorsque les outils logiciels sont réalisés sans prendre en compte le travail réel. Pourquoi avons-nous l’impression d’avoir de moins en moins de temps, alors que les outils numériques devraient permettre de moins et mieux travailler, et donc de prendre son temps ? La dématérialisation gagne de plus en plus rapidement l’administration. Or, elle devrait poser de nombreuses questions concernant notamment la pérennité des dossiers stockés sous des dispositifs et formats qui évoluent très rapidement, la consommation d’énergie qu’elle entraîne. Par exemple, la conservation d’une photo sur papier ne nécessite pas d’énergie, contrairement à la conservation d’une photo sous format numérique sur un serveur. Les conséquences écologiques en termes de matériaux, d’énergie consommée et de chaleur générée sont très peu mises en question, et l’on continue à appeler immatérielles ces technologies du numérique, en oubliant le poids des ordinateurs portables que nous transportons dans nos sacs ou ces hangars de serveurs de données que l’on va finir par construire près de centrales d’énergie et près des pôles pour leur refroidissement, sans oublier les millions de kilomètres de câbles déroulés sur toute la planète.
« Le monde est devenu numérique », dit le plan stratégique de l’Inria « Horizon 2020 ». Le mode passif de cette formule exprime une certaine inéluctabilité, comme si la numérisation du monde était un phénomène naturel. De nombreuses expressions traduisent cette attitude de passivité, de soumission à une machine que nous nourrissons : « des services gourmands en travail humain », « Au grand festin du numérique, serez-vous à table ou dans l’assiette ? » [4], « Software eats the world », « alimenter un compte épargne temps »… L’homo creator se mue en l’homo materia de Günther Anders [5].
De fait, nous nourrissons en permanence nos smartphones, ces « little brothers », de données sur nos vies, nous exposant ainsi à une surveillance si permanente que l’on finit par oublier, ou dont on préfére ignorer les conséquences éventuelles sous un régime totalitaire. « Jusqu’ici tout va bien… »
Le numérique est un pharmakon, dit Stiegler, c’est-à-dire poison ou médicament selon l’usage que nous en faisons. « Ce monde industrialisé hautement numérique nécessite d’être mis entre les mains de gens qui ont une très grande éthique. Parce qu’une industrie très numérisée, c’est comme une voiture de course. La moindre erreur de pilotage déclenche des catastrophes. », disait Geneviève Bouché, futurologue, lors d’un débat sur le revenu de base [6]. Or les pilotes sont aujourd’hui les industries de logiciels privées. Ce sont elles qui ont la main sur ces logiciels et qui à travers eux, à travers les usages qu’ils prescrivent, déterminent nos comportements possibles. C’est donc une forme de domination. Mais il n’y a pas de fatalité et une émancipation est possible ; elle passe par une recapacitation. De même que tout lecteur sait écrire, tout utilisateur de logiciel devrait être en capacité d’y contribuer d’une manière ou d’une autre. Ceci passe par l’enseignement pour toutes et tous de la science informatique, qui n’est pas le mode d’emploi des logiciels, mais les concepts de représentation de l’information, de programmation, d’algorithmique, etc. Les citoyens ainsi formés se sentiraient plus légitimes à interroger ce « monde devenu numérique », et pourront faire la critique de la généralisation du vote électronique, ou encore réaliser pourquoi les messages qu’ils s’échangent électroniquement sont très facilement interceptables.
La question centrale n’est donc évidemment pas si l’on peut, ou pas, se passer à terme de savoir faire une multiplication « à la main », mais comment, par qui et où cette question peut être débattue, critiquée, décidée. La philosophe Antoinette Rouvroy estime que nous devons développer deux capacités : la capacité d’énonciation, c’est-à-dire la possibilité d’énoncer par nous-mêmes ce qui nous fait agir, et la capacité de réticence, consistant à ne pas faire quelque chose uniquement car nous en avons la possibilité. Ceci requiert des bases scientifiques d’informatique, ainsi que la mise en visibilité de cette « main du numérique », trop souvent parée de neutralité sous le terme d’algorithmes pour cacher des modèles et des choix. C’est la condition de possibilité d’un débat pour que ce futur numérique – de fait déjà là – puisse être appréhendé en connaissance de cause … et de conséquences.
[1] L’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) est un institut de recherche français en mathématiques et informatique. Créé le 3 janvier 1967 dans le cadre du plan Calcul, il a le statut d’établissement public à caractère scientifique et technologique. Son objectif est de mettre en réseau les compétences et talents de l’ensemble du dispositif de recherche français et international.
[2] La version originale de cette nouvelle, The feeling of power, date de février 1958, une traduction en français sous le titre Sept fois neuf … est disponible dans L’avenir commence demain (Nine Tomorrows) , Isaac Asimov, Pocket « Science-Fiction », 2008.
[3] « L’informatique est une science bien trop sérieuse pour être laissée aux informaticiens » Serge Abiteboul, Colin de la Higuera et Gilles Dowek, Le Monde, 22 juin 2012, http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/06/22/l-informatique-est-une-science-bien-trop-serieuse-pour-etre-laissee-aux-informaticiens_1722939_3232.html
[4] Université Medef du numérique, mars 2016, cité dans « Droit du travail et numérique : conjuguer le futur au passé ? », Anne Rivière, Progressistes n° 12, avril-mai-juin 2016, https://revue-progressistes.org/2016/06/27/progressistes-n12/
[5] L’obsolescence de l’homme, Tome 2, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Günther Anders, cité par Philippe Ivernel dans la préface de La Haine.
[6] « Revenu Universel et/ou Centralité du travail », Conférence ATEMIS et Travail & Politique, 2 février 2017, http://www.travailetpolitique.fr/revenu-universel-etou-centralite-du-travail/, minute 1:30:00